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The home of the brave #1


C’est un grand livre, inclassable, que Vladimir Pozner a ramené de sa visite aux Etats-Unis en 1936, alors que le pays était encore plongé dans les affres de la Grande Dépression. Ce roman à part mêle reportage, entretiens et réflexions personnelles ; la forme alterne entre le carnet de notes, le collage d’articles et de documents d’époque, et le récit de voyage qui entraîne l’auteur des mines de charbon des Appalaches jusqu’aux collines d’Hollywod. Le titre du premier chapitre, « Un jour comme les autres », est aussitôt démenti par la première phrase : « ...oui, mais le soleil va plus vite. » En effet, tout va plus vite aux Etats-Unis, et les tendances qui s’y affirment s’imposeront bientôt au reste du monde. Sans élaborer de théorie générale a priori, Pozner recueille des faits qui pourraient presque paraître anodins. Mais de leur totalité, il déduit une logique, un système, qu’il analyse avec une lucidité féroce.

Le voyage commence donc naturellement par l’endroit où personne ne veut aller : Harlem, et un sous-titre résume la condition que les Noirs américains avaient cru définitivement révolue, en 1865, à la fin de la Guerre de Sécession : « Les esclaves. » Pozner livre un long témoignage de cet enfer diffus où les Noirs meurent de faim et de fatigue, en plein Manhattan, à quelques rues de l’opulence la plus éclatante. « Dans la mythologie américaine, les Noirs passent leur temps, respectivement, à chanter des spirituals, à violer des femmes blanches et à dire : ‘ Oui, Monsieur’. Dans l’intervalle, ils cirent les chaussures, ouvrent les portières des autos et font marcher les ascenseurs. » La conclusion de Pozner résume les fondements de cette domination, d’une phrase : « Souliers, ascenseurs et autos appartiennent aux Blancs. »

Les Noirs qui doivent louer leur force – ou leur corps – pour subsister, ne sont pas plus avancés en tant que peuple qu’au moment de l’abolition de l’esclavage : enrôlés pour une bouchée de pain au cours d’embauches qui ressemblent à s’y méprendre à des marchés aux esclaves, ils ne craignent plus la corde du Ku Klux Klan, mais les balles des policiers. Une phrase revient tout au long du livre, comme un leitmotiv : « Ils tirent pour tuer »1. « Il y a aussi quelques policiers noirs », ajoute un harlémite. Mais parce qu’ils doivent encore plus prouver que les policiers blancs qu’ils ont rejoint le bon côté de l’Amérique, le côté du manche, parce qu’ils doivent surcompenser le fait d’être noir, « ce sont les plus féroces ». Et derrière l'agitation révolutionnaire qui gagne les déshérités, Pozner voit déjà les erreurs qui seront commises plus tard : le nationalisme noir, le panafricanisme qui reproduit l’idéologie raciste, la concurrence entre les races, en se contentant d’inverser la hiérarchie : « ce nationalisme farouche ne va pas sans danger. Il risque d’isoler encore davantage les Noirs d’Amérique. »

Si Pozner suggère alors l’importance du rôle que doivent jouer les organisations syndicales, il ne fait pas référence aux grandes centrales réformistes qui sont passées du côté de l’ordre et la loi et qui font dire à ce shérif : « Quel que soit l’objet de la grève, l’ordre doit être maintenu. J’ai foi en la démocratie et le syndicalisme. »2 Pozner se tourne plutôt vers les révolutionnaires qui tentent de survivre au coup presque fatal qui leur a été porté par la Première guerre mondiale avec le ralliement massif à la défense de la patrie et au rêve expansionniste qu’elle dissimulait ; vers ceux qui portent encore le rêve d’un syndicat unitaire, « One big union », pour tous les travailleurs d’une industrie sans distinction de métier ou de couleur ; vers les mineurs bootleggers qui extraient eux-mêmes le charbon des mines que les entreprises ont fermé parce que le pétrole rapporte dorénavant davantage. Face à eux, l’immense armée des sociétés de sécurité et de surveillance, chargées d’infiltrer les syndicats et de briser les grèves. Pozner dresse le portrait sinistre de la plus célèbre d’entre elles, Pinkerton, dont les gros bras assassinèrent le syndicaliste Frank Little, avant de pendre son cadavre sur lequel ils laissèrent ce message : « Premier et dernier avertissement. » C’était en 1917, et un des détectives de Pinkerton s’appelait Dashiell Hammett. Affecté aux plus traditionnelles enquêtes et filatures, il ne participait pas aux actions contre les grévistes. Mais ce qu’il a su alors lui fournira la matière de son célèbre roman, La moisson rouge, situé à Poisonville, recréation de la ville de Butte, Montana, où Little avait laissé la vie.

Chez Pozner comme chez Hammett, les gangsters prennent leur essor aux côtés des industriels qui les ont engagés pour intimider les grévistes et les concurrents. Et les patrons qui les ont promus s’aperçoivent trop tard que leurs anciens employés sont devenus assez forts pour leur disputer des parts de marché, ou le contrôle d’une ville. A partir de la guerre des journaux à Chicago, qui donna naissance aux premiers gangs de la ville, Pozner analyse les racines du crime organisé. Et conclut : « Le succès du gangster, dans un régime économique fondé sur le profit et la concurrence, est dû à un petit nombre de raisons dont quelques-unes relèvent des conditions de développement historique des Etats-Unis, mais dont la cause déterminante est qu’en Amérique le capitalisme est parvenu à son apogée. »

Le livre de Pozner n’est pas un polar, mais il en a le ton, sec, précis, plein d’une colère froide, lorsqu’il offre le synopsis d’un roman noir que personne n’a écrit : l’agonie des ouvriers de Gauley Bridge, morts un à un d’avoir respiré trop de silice dans le tunnel qu’ils creusaient pour le compte de la UnionCarbide3. Tous de pauvres chômeurs, noirs et blancs, venus de loin pour trouver un travail et dont les corps iront fertiliser le champ sur lequel on plantera du maïs, une fois le tunnel creusé et la silice extraite. « Tout autour de Gauley Bridge, la terre a largement gagné en cadavres ce que les hommes avaient extrait en silice, et en fin de compte, les morts, eux aussi, n’ont été qu’un sous-produit des travaux de construction. » « A qui se plaindre ? », se demande Theodore Dreiser, l’auteur d’Une tragédie américaine, « La presse, la justice, tout appartient aux trusts. »

Pour finir, à Boston, là où « la Révolution a pris effet avant que la guerre ne commence », « dans le cœur et dans l’esprit du peuple » (John Adams), là où sont tombés les premiers partisans une fois qu’elle a eu commencé, Pozner ne trouve que « le gouverneur qui a accueilli d’un ‘ Belle matinée, mes garçons, n’est-ce pas !’ les journalistes qui venaient l’interviewer tandis que, sur la chaise électrique, mouraient un bon cordonnier et un pauvre crieur de poisson », Sacco et Vanzetti.

"Mais ça ne fait rien. Vous vous rappelez les cinquante fusils et les deux mitraillettes que nous avions pris aux jaunes lorsqu'ils étaient venus nous attaquer dans le coron ? On ne les a jamais retrouvées ces armes. Elles sont cachées quelque part, bien cachées et bien soignées, et dorlotées, et elles attendent la révolution."


Notes

1 Shoot to Kill : The Use of Deadly Force by the Chicago Police, 1875-1920. Journal of Interdisciplinary History, Vol. 38, N° 2, Automne 2007. Cette étude montre que le recours à la ‘force mortelle’ par les policiers américains apparaît à la période « progressive » (Progressive era, c.1890-1920), durant laquelle le nombre de lynchages diminue. Les Progressistes au pouvoir régulent l’assassinat des Noirs au moyen d’un contrôle accru de l’Etat, comme ils le font pour l’économie, afin de remédier aux excès du libéralisme (laissez-faire) qui ont provoqué la Long depression. Les gendarmes de l’économie remplissent la même fonction que les policiers, dans un autre domaine : l’élaboration et la préservation, par la force s’il le faut, des règles qui définissent les conditions d’un fonctionnement harmonieux du système. Les spécialistes de la pacification ne tuent pas par cruauté, mais parce qu’il faut se débarrasser de ceux que la colère a mené à la révolution et de ceux qu’elle a mené à la folie. Partant de là, il leur est plus facile de faire passer les révolutionnaires pour des fous, et les fous pour des révolutionnaires.

2. Louis Adamic, Dynamite. The story of class violence in America, AK Press, 2008. Ce grand texte sur l’histoire du mouvement syndical américain a été écrit en 1931. Il montre comment les syndicats américains ont renié leur idéal révolutionnaire pour prendre leur place au sein des machines, ces groupements d’intérêt dont les éléments, bien que souvent concurrents et remplaçables, fonctionnent comme un ensemble interdépendant : un mécanisme autant qu’une association.

3. Bel exemple de culture d’entreprise : c’est également la Union Carbide qui possédait l’usine chimique à l’origine du désastre de Bhopal en décembre 1984, et qui réussit à s’en tirer à aussi peu de frais que 50 ans auparavant.

1 commentaire:

  1. Juste une précision : l'ouvrage d'Adamic que vous citez vient de paraître en français (voir par exemple ici).

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